Le vendredi 28 mai le Conseil constitutionnel a rendu une décision qualifiée d’historique par les commentateurs à propos des anciens combattants et fonctionnaires originaires de l’ex-empire colonial français. Décision historique, certes, puisque c’est la première fois que, grâce à la question prioritaire de constitutionnalité, un justiciable a pu faire valoir des droits bafoués par des textes dont l’inconstitutionnalité n’avait pas été soulevée par des parlementaires. Décision historique aussi dans le sens où, cinquante ans après l’indépendance de nombreux pays d’Afrique, sont reconnues les discriminations à l’encontre d’anciens agents de l’État français devenus nationaux de nouveaux États. Le Conseil constitutionnel a ainsi déclaré contraires aux droits et libertés constitutionnels les dispositions législatives applicables aux Algériens dans le cadre de la cristallisation ou de la décristallisation partielle car elles laissent subsister une différence de traitement avec les ressortissants français résidant dans le même pays étranger.
Cette décision est le résultat d’une véritable guérilla juridique menée depuis plus de vingt ans. Après de multiples procédures devant les juridictions nationales et européennes – par exemple la Cour de justice de l’Union européenne a déclaré les lois de « cristallisation » contraire aux accords d’association euro-méditerranéens [1] – la décision du Conseil constitutionnel marque une nouvelle étape de cette longue lutte.
Mais il n’est pas certain que la décision signe « la fin d’une injustice criante » comme l’ont affirmé un peu trop rapidement la plupart des commentateurs. Il faut d’abord relever que le Conseil constitutionnel s’est prononcé uniquement sur la constitutionnalité des dispositions concernant les Algériens. Même si son raisonnement est évidemment transposable aux autres nationalités, on aimerait être certain que le législateur, même sans en avoir reçu l’injonction, acceptera de retoucher les textes concernant les ressortissants des autres pays concernés.
Mais surtout, la décision laisse la porte ouverte à des dispositifs de décristallisation partielle dès lors qu’ils seraient fondés sur le seul critère de résidence : les pensionnés étrangers et français toucheraient en principe les mêmes montants, mais comme ceux-ci seraient modulés selon le lieu de résidence, il en résulterait une forme masquée de discrimination puisque les pensions les plus faibles seraient versées à ceux qui résident en Afrique, donc essentiellement aux étrangers. Rappelons que le critère de résidence introduit en 2002 sous la forme d’une décristallisation partielle a abouti à ce que, lorsqu’un pensionné réside en France perçoit 100 €, celui qui réside au Maroc ne touche que 14 € [2]. Or, tant la Halde [3] que la Cour des comptes [4] ont récemment écarté une telle option et préconisé que le service effectué en tant que militaire ou fonctionnaire soit le seul fondement de calcul des pensions.
La balle est maintenant dans le camp du gouvernement à qui le Conseil constitutionnel a donné jusqu’à fin 2010 afin de présenter au Parlement un nouveau texte qui tienne compte de sa récente décision. Il peut appliquer la décision de la manière la plus restrictive qui soit et continuer comme par le passé à user de subterfuges pour faire prévaloir une logique mesquine d’économies sur les principes de justice en maintenant une discrimination indirecte à travers un critère de résidence. Mais il pourrait aussi saisir enfin l’occasion de mettre fin dignement à un feuilleton juridique et politique dont la longueur a surtout permis que la plupart des intéressés s’éteignent sans jamais pouvoir faire valoir leurs droits.
Les associations signataires demandent l’abrogation pure et simple de toutes les lois de cristallisation et de décristallisation partielle afin d’établir enfin la pleine et entière égalité de traitement entre fonctionnaires civils et militaires, qu’ils soient français ou ressortissants des anciens territoires sous souveraineté française.
Elles demandent aussi au législateur de mettre en place un mécanisme de réparation automatique pour le passé puisqu’il est désormais reconnu par le Conseil constitutionnel que, pendant plus de 50 ans, la France a appliqué une législation contraire au principe d’égalité devant la loi.
Organisations signataires
[1] CJCE, Echouikh, 13 juin 2006, aff. C-336/05. Pour une présentation des décisions importantes des juridictions nationales et internationales qui se sont succédés depuis une vingtaine d’années, se reporter aux articles « Le long combat vers l’égalité des droits pour les pensions des “indigènes” » et « Le feuilleton de la “cristallisation” n’est malheureusement pas fini avec la décision du Conseil constitutionnel »
[2] « Derrière médailles, décorations et beaux discours…Les discriminations et l’injustice perdurent envers les anciens fonctionnaires et combattants des ex-colonies », Communiqué du 3 novembre 2004
[3] « La Halde condamne la revalorisation partielle annoncée par le gouvernement », communiqué du 3/11/2006. Délibérations Halde 20067-217 du 9 octobre 2006 et n°2007-44 du 5 mars 2007.
[4] Cour des comptes, « La décristallisation des pensions des anciens combattants issus de territoires anciennement sous la souveraineté française : une égalité de traitement trop longtemps retardée », 2010, pp. 564-565.